La pollution des mégisseries de Levroux


Levroux, 3000 habitants, dans le département de l'Indre. Son aspect de vieux bourg rural, sa place de l'église, ses petits commerçants, et à l'écart des habitations, son quartier des mégisseries. Après avoir longtemps été le principal centre d'activité de la ville, fournissant un emploi à près de 200 levrousains pendant la majeure partie du vingtième siècle, il est devenu une véritable friche industrielle. On a aujourd'hui peine à croire que la multitude de petits baraquements implantés en bordure de ruisseau qui le constituent aient pu être source de tant de conflits, de passions, mais aussi et surtout de pollutions.

La mégisserie est une activité singulière. Elle a pour fonction de transformer les petites peaux (de moutons et de chèvres, là où les tanneries travaillent les peaux de bovins) en cuirs finis et utilisables, notamment par la prise de " bains " successifs, de pelanage, de tannage, voire de coloration. Ancienne, et très empreinte de traditions, de secrets de fabrication ancestraux, la mégisserie peut être par bien des aspects comparée à un véritable artisanat, où la main d'œuvre est omniprésente. A Levroux, la production a toujours été de grande qualité, et on fournit notamment nombre de grands couturiers parisiens. Mais malgré la noblesse de l'activité et le prestige du produit, la mégisserie est une industrie extrêmement polluante. Le



processus de transformation de la peau en cuir fait intervenir diverses substances potentiellement dangereuses, la rendant parfois proche d'une industrie chimique.

















L'aspect attractif des mégisserie : le côté artisanal marqué de cette activité, empreinte de traditions et d'un réel amour du travail bien fait, et le charme suranné des bâtiments de bois. Ici la photo d'une mégisserie aujourd'hui abandonnée, ainsi que celle des peaux en phase de séchage, dans la partie supérieure du bâtiment.



Les mégisseries sont implantées à Levroux depuis le début du dix-neuvième siècle. Les procédés de fabrication étaient alors plus ou moins " naturels ", et les nuisances provenaient surtout des odeurs pestilentielles dégagées par le travail des chairs en état de putréfaction avancé. L'air de la ville était ainsi empesté par les émanations dégagées par les ateliers mais aussi par le ruisseau " La Céphons ", qui traverse le bourg, et dans lequel les mégissiers déversaient leurs déchets (rognures de peaux, bains usagés,…). Si seul l'odorat humain paraissait alors offensé, on retrouve tout de même trace en 1898 d'un épidémie de fièvre typhoïde ayant sévi à Levroux pendant plusieurs mois, directement due aux effluves mégissières, qui attiraient les espèces vectrices de maladies. Mais ce n'est que beaucoup plus tard, dans les années 1960, que les pollutions vont véritablement s'aggraver à Levroux. C'est à cette époque que l'on observe chez les mégissiers levrousains une certaine " industrialisation " de la profession (avec plus d'un demi-siècle de retard sur le reste de la France), par une utilisation accrue de substances chimiques. Si l'on se servait déjà par le passé de divers acides dans le travail des peaux, c'est désormais un détonnant cocktail de produits qui est rejeté dans le milieu naturel : pétrole, colorants, mais aussi et surtout bains de chrome, métal lourd dangereux et toxique, cancérigène sous certaines formes. C'en est bien trop pour le petit ruisseau de la Céphons, et le poisson ne survivra pas à cette concentration de polluants chimiques se joignant à l'intense pollution organique déjà balancée dans le cours d'eau. La situation restera ainsi déplorable jusqu'à la fin des années 1990.

Car les mégissiers seront encore longtemps autorisés à déverser leurs effluents pollués dans le milieu naturel, en toute impunité, malgré la gravité des nuisances causées. Comme partout ailleurs, c'est grâce au chantage à l'emploi que les entreprises s'en sortiront sans avoir à dépenser pour dépolluer. La même rengaine revient alors de façon récurrente chez les entrepreneurs, lors de chaque réunion de conciliation destinée à faire évoluer la situation : " si vous nous obligez à investir, nous fermerons notre entreprise, et ce seront 200 levrousains qui pointeront au chômage ". L'argument n'est pourtant pas imparable. A certaines périodes, notamment dans les années 60/70, alors que les métiers du travail des peaux bénéficiaient d'une croissance sans précédents, les investissements de dépollution pouvaient être aisément consentis. Mais les mégisseries jouissaient alors d'un tel statut, grâce à leur poids socio-économique (et politique, notamment en plaçant quelques-uns de leurs représentants au conseil municipal, voire même à la tête de la municipalité) sur leur commune d'implantation, qu'elles étaient tout simplement " intouchables ".



Dans une mégisserie en activité

La visite d'une mégisserie encore en activité permet de constater des conditions de travail archaïques et proches de l'insalubrité. Les peaux sont travaillées avec des machines d'une autre temps, dans une atmosphère d'odeurs pestilentielles, où l'organique est présent partout : sur le sol, les murs et dans l'air.



L'action des associations sera pourtant vigoureuse, dès la " chimisation " de la pollution. Comme souvent, ce sont les sociétés de pêche qui seront les premières à se manifester. Elles s'insurgent contre la destruction totale du patrimoine piscicole sur les quinze kilomètres du linéaire de la Céphons, et contre l'odeur infernale des rares poissons pris dans le Nahon, une rivière aval (avec le pétrole déversé par les mégisseries pour principal arôme). Courriers aux élus, aux administrations, au préfet, réunions d'information, rien n'y fera. Les doléances seront ignorées, les plaintes étouffées, et ce au nom de l'emploi.

Il faudra en fait attendre la fin des années 1980 pour voir la mise en place du premier outil de dépollution. En 1989 sera enfin réalisée une station d'épuration, destinée à traiter presque exclusivement les effluents pollués des mégisseries : la ville de Levroux, 3000 âmes, se dotera ainsi d'un ouvrage d'une capacité de traitement de près de 23000 équivalents-habitants. La part de pollution revenant aux mégissiers est vite calculée. Pourtant, la commune prendra à sa charge une grande partie de son coût de fonctionnement, pour, comme le rappellent les élus de l'époque, " sauver les mégissiers ". Car les entreprises traversent alors une crise, due à l'entrée sur le marché du cuir des pays à bas coûts de main d'œuvre, comme la Turquie. Les mégissiers ne se privent bien sûr pas de faire valoir cet argument pour favoriser la participation communale au coût d'une station pourtant spécialement conçue pour eux. La commune paiera donc avec eux, mais endossera au passage la responsabilité de la pollution, par les rejets de sa station d'épuration.

Déjà difficiles, les rapports entre administrations, élus, entrepreneurs et associations vont rapidement devenir conflictuels après le démarrage de l'outil épuratoire. Ses performances sont catastrophiques, les rejets noirâtres et malodorants, la pollution générée presque aussi importante qu'auparavant. Mais surtout la station est incomplète, et une tranche biologique doit lui être adjointe impérativement. Mais après des années de blocage du processus de dépollution par les mégissiers, c'est maintenant la commune de Levroux qui va faire enrager les partisans d'une rivière propre. Le coût de fonctionnement de la station ayant explosé, la nouvelle équipe municipale refuse, selon un adjoint au maire de l'époque, de " payer pour une pollution n'étant pas son fait " et suspend la réalisation de la seconde tranche. La situation s'enlise, les tensions s'accumulent, et les pressions préfectorales sont trop molles pour forcer la commune à investir et les mégissiers à participer plus significativement au coût de la dépollution. Les mégisseries sont alors toujours aussi incontournables à Levroux, et la préservation de l'emploi reste l'argument invariablement utilisé pour repousser l'échéance. La réhabilitation du milieu naturel devra donc patienter. Une action est pourtant urgente : les rejets de la station continuent de souiller la Céphons, et le chrome mal éliminé s'y diffuse toujours. Il faudra finalement attendre l'éclatement d'une grave crise (à l'échelle locale) pour pouvoir enfin avancer.

En décembre 1993, la décharge de Baudres, située à dix km de Levroux, va faire des siennes. Ce Centre d'Enfouissement Technique, selon le langage officiel, créé à l'origine pour stocker des ordures ménagères, a reçu plusieurs années durant les boues de la station d'épuration. Ces boues présentent des concentrations exceptionnelles en chrome (82 fois la teneur admissible en décharge de classe 1 et malgré tout déposées dans un décharge de classe 2…). Les écoulements autour du site ont été nombreux, les infiltrations certaines, mais l'administration le certifie, aucune pollution de la nappe n'a été constatée (aucune étude sérieuse n'a pourtant été menée). Tout juste s'autorise-t-elle à évoquer quelques " suintements " dans les terrains alentour. Cette décharge, qui n'aurait jamais du obtenir l'autorisation de recevoir des boues contaminées par des métaux lourds, doit fermer en décembre 1993. Une nouvelle destination aux boues doit être trouvée. Le maire de Levroux ne voulant pas payer leur transport et leur stockage en décharge de classe 1, une décision radicale va être prise : pour ne plus avoir à produire de boues, il va interdire l'envoi des eaux industrielles à la station d'épuration communale. L'activité d'une mégisserie étant synonyme de rejet d'effluents, une telle décision doit logiquement entraîner la fermeture des unités levrousaines. Le maire veut donc en finir avec ces entreprises qui font payer le prix de la dépollution à sa commune.

Cette mesure provoque bien sûr la colère des mégissiers, qui vont investir la mairie et manifester leur mécontentement. Les mégisseries ne peuvent être rayées de la commune de la sorte. Tout sera donc entrepris pour préserver leur activité. Mais pour permettre la valorisation agricole des boues, elles devront tout de même mettre fin aux rejets de chrome, afin de respecter les normes d'épandage en vigueur. Pour la première fois, les mégissiers sont concrètement menacés de fermeture s'il n'obtempèrent pas, et sont contraints, enfin, à ne plus déverser dans la Céphons ce métal lourd, au comportement dans le milieu naturel encore méconnu.



La Céphons dans Levroux, en 1999, au coeur du quartier des mégissiers.



Suite à cette évolution importante, le dossier de la tranche biologique sera mis de côté pendant plusieurs années, les décideurs se satisfaisant des investissements consentis par les entreprises. L'état du ruisseau reste pourtant des plus préoccupants. Les eaux rejetées par la station demeurent grisâtres, les poissons toujours aussi absents. II faudra en fait attendre la fin de l'année 2000 pour voir la tranche biologique enfin réalisée. Le poids socio-économique des mégisseries est alors de moins en moins important (avec les nombreuses fermetures survenues ces dernières années), le suivi des entreprises par l'administration plus rigoureux, et la législation sur l'eau enfin mise en application. Aujourd'hui le traitement des effluents est donc beaucoup plus performant, d'autant que seules deux mégisseries subsistaient encore début 2001. La pollution " historique " de la Céphons, vieille de près de deux siècle, semble donc en passe d'être vaincue.

Malgré ces améliorations, des dommages environnementaux dont on parle peu à Levroux sont loin d'être réparés. Plusieurs milliers de tonnes de boues chromées séjournent ainsi toujours au fond du lit de la Céphons. Elles sont certes assez peu inquiétantes en l'état, puisque le chrome qu'elle contiennent est sous sa forme trivalente (Cr3), stable et assez peu toxique. Le danger, c'est qu'il puisse évoluer vers sa forme hexavalente (Cr6), instable, dangereuse et surtout cancérigène. Une modification des caractéristiques de l'eau de la Céphons, ou plus vraisemblablement un déplacement des boues, sous l'effet d'une crue ou d'une manipulation humaine, sont susceptibles d'entraîner une modification de ce chrome. La menace est donc latente. Un nettoyage du cours d'eau doit donc impérativement être effectué, mais celui-ci doit être parfaitement maîtrisé, afin de ne pas créer plus de risques en curant (en offrant au chrome trivalent des conditions favorables d'évolution vers sa forme hexavalente) qu'en laissant les boues en l'état.



En 1993, le cours de la Céphons était ici obstrué par des masses considérables de boues très fortement chargées en chrome. Si le cours d'eau a été curé depuis, d'énormes quantités de sédiments potentiellement pollués y séjournent encore, laissant craindre une remise en circulation du chrome dans l'eau, ou une évolution de cet élément vers sa forme hexavalente, la plus dangereuse.



Un autre héritage de deux siècles d'activité mégissière est problématique. Les sols des ateliers ont infiltré des décennies durant les écoulements non maîtrisés des divers bains utilisés dans le travail des peaux. Chrome, colorants, solvants, acides ont ainsi pu contaminer les terres voisines (aux sous-sols karstiques, très vulnérables aux pollutions), voir la nappe sous-jacente. De plus, la multitude d'établissements qui ont fermé durant la deuxième moitié du vingtième siècle n'ont fait l'objet d'aucune des mesures, pourtant réglementaires, de nettoyage des installations classées après cessation d'activité. Les mégisseries de Levroux ont de toutes façon entretenu depuis toujours des rapports pour le moins distants avec la législation sur les IC les concernant, puisque seule une très faible minorité d'entre elles bénéficiaient jusqu'à ces dernières années d'une autorisation d'exploiter. La visite d'une entreprise aujourd'hui abandonnée permet de constater avec effroi son " non-nettoyage " : présence d'une multitude de fûts au contenu douteux (déchets, produits chimiques ?), laissant pour certains suinter diverses substances, bassins de décantation à l'air libre simplement entourés de broussailles… Pourtant, cette pollution des sols ne fait l'objet d'aucune reconnaissance officielle de la part de l'administration, qui a d'autres chats à fouetter, et qui considère la plupart de ces dossiers comme intraitables. Une évaluation des risques serait pourtant indispensable, pour savoir si le quartier des mégissiers présente de réels risques, notamment en prévision de son utilisation future (mise en culture, construction d'une école, d'équipements sportifs ?).



La visite d'une mégisserie abandonnée en pénétrant par un carreau cassé peut être riche d'enseignement sur les pratiques qui peuvent avoir cours dans le milieu de l'industrie polluante : les produits embarassants (substances chimiques, déchets toxiques ?) sont tout simplement laissés à l'abandon, malgré plusieurs fuites constatées vers les sols alentour. Les riverains apprécieront.



Si les pollutions causées par les mégisseries n'ont rien à voir avec des scandales comme Salsigne ou des catastrophes comme Seveso, le milieu naturel a tout de même beaucoup souffert à Levroux. La faune et la flore aquatiques de la Céphons ont été décimées par plusieurs décennies de rejets toxiques. Des bêtes paissant en bordure du cours d'eau sont mortes en y buvant. Et si la santé des hommes ne semble pas menacée, un riverain raconte les maux de têtes récoltés en humant les effluves qui s'exhalaient du véritable égout à ciel ouvert qu' était encore la Céphons au début des années 1990. Et l'incertitude est grande concernant la possible contamination de potagers voisins des ateliers, de champs ayant reçu des boues chromées issues d'un curage partiel de la Céphons, ou ayant été régulièrement inondés par les eaux polluées du cours d'eau. Malheureusement, ce genre de dossier n'a que peu de résonance auprès de l'administration, de peur sans doute de mettre à jour un nouveau scandale, mais surtout par crainte de rendre les terres impropres à la production, la seule décision qui effraie vraiment des exploitants agricoles peu soucieux des risques de concentration du chrome dans leurs sols.

Le dossier des mégisseries de Levroux reste malheureusement un cas de pollution ordinaire, comme on en rencontre partout en France. Le lent et difficile processus de dépollution a ici aussi été marqué par le lobbying des industriels, l'impuissance des associations, le laxisme de l'administration, et bien sûr guidé par la sauvegarde des emplois, au détriment de la préservation de l'environnement. C'est un cas typique de ce que l'on pourrait appeler une " pollution rurale ", lorsqu'une petite commune s'accroche à tout prix à sa seule industrie (bien évidemment polluante), les mécontents étant priés de laisser l'activité économique se développer en paix. A Levroux, une rivière a malheureusement été sacrifiée au nom de ce principe.